3- La rose de Noureddine

 

En attendant le tram, je me disais qu’on passait beaucoup de temps à attendre. Attente d’un train, d’un téléski, d’un souverain, d’un sauveur, d’inspiration. d’un résultat d’examen, d’un amour, de reconnaissance.L1040002

Il y a longtemps de ça vivait un roi qui avait des provinces dirigées par des princes. Un jour, un prince a voulu agrandir sa province en attaquant une province voisine, mais il a perdu la guerre. Le roi a déclaré qu’afin de préserver la paix dans son royaume, le prince perdant devait être exécuté par le prince victorieux.

Le prince victorieux a décidé qu’il choisirait le jour de l’exécution du perdant. En attendant, ce dernier devrait attendre en restant chez lui, et qu’il organiserait, pour lui, des fêtes somptueuses.

Le temps passait. L’exécution n’arrivait pas.

Le condamné souffrait de l’attente malgré les magnifiques divertissements : danse, concerts de musique, déclamations poétiques, repas de fêtes. Et régulièrement, il demandait à ce que l’attente cesse, qu’il soit enfin exécuté, mais le prince victorieux lui disait d’attendre, que son tour viendrait en temps et en heure.

Un jour, enfin, il l’a fait venir à son palais. Une fête plus grande encore s’y est tenue. Le perdant trépignait.Les cinq minutes du professeur Achille

« Mais quand vas-tu me faire trancher la tête ? »

« Ne t’inquiète pas, ton tour va arriver, attends encore un peu. »

« Je n’en peux plus ! »

« Ça tombe bien, voici le bourreau. »

Un homme superbe, torse nu et muscles saillants, sabre en main est entré sur la piste de danse. Il s’est mis à danser avec son arme avec une telle grâce, une telle force, une telle beauté, que le condamné a été fasciné. Le bourreau courrait sur les murs et au plafond – façon Tigre et Dragon – tourbillonnait dans l’air et frôlait ce dernier. Quand il s’est arrêté, d’un coup, le condamné est sorti de sa torpeur hypnotique.

« Mais, quand va-t-il me couper la tête !?»

« C’est fait. Si tu te penches un peu, elle va tomber. »

 Les cinq minutes du professeur Achille

…si tu te penches un peu, elle va tomber…

perdre la tête sur un coup de tête. Par manque d’espace, manque d’argent, manque d’amour, manque d’essence. Sans existence à sens unique, sens interdit.

Quand je suis arrivé à Istanbul, en pleine quête de sens, j’ai rencontré un homme qui s’appelait Noureddine. C’était un imam soufi, un mystique, un derviche tourneur, un homme danseur au sourire éclatant, au bonheur contagieux. Alors que je lui disais que je ne savais plus quoi faire de l’attente, il m’a dit :

  • Attendre est inutile. Il faut habiter le temps multiple, lui ressembler. Avec lui je passe, disant adieu, jours après jour aux figures que la nuit vertigineuse emporte…
  • C’est un poème de Jean Tardieu !
  • Oui, j’ai fait mes études à la Sorbonne…derviche

Je demandai alors à Noureddine où était son bonheur. Il m’a répondu, en tapotant le livre qu’il avait sous le bras : « C’est dans le Coran. »

J’ai acheté une traduction, celle de Jacques Berques, une des plus belles. J’ai lu. J’ai posé des questions. J’ai étudié l’islamologie, le sunnisme, le chiisme, le kharidjisme, la loi. J’ai lu la poésie de Rûmî, d’Ibn Arabî, de Farid ad dîn Attar, d’Omar Khayyâm et d’Abd el Malik.

Un an plus tard, je suis retourné le voir et je lui ai dit que je n’avais pas trouvé le bonheur dans le Coran: « Qu’y a-t-il dans votre Coran ? »

Noureddine a ouvert son Coran et il en a sorti une rose en me disant : « c’est un cadeau de ma femme, Salma. »

Puis il a tourné deux pages et a pris une petite feuille de papier. Il était écrit un poème de Philippe Malone :

«poesiedanse Que tu craches ou heurtes le mur ne cèdera pas, la brique ne cassera pas.

« N’aie pas peur du nombre, nous serons multitude.

« N’aie pas peur du chiffre, nous sommes le zéro et l’infini.

« N’ayons pas peur du ciel, il n’attendra pas.

« N’ayons pas peur de perdre, nous emplirons nos manques de rêves. »

Et il a refermé le Coran, son Coran.

Photos couleurs : PAM Université de Nantes – Christian Chauvet


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